La tâche sacrée
qui se trouve aujourd'hui en face de l'Orthodoxie et
en particulier de sa jeunesse qui se détache souvent
du libéralisme des générations passées, est de
redécouvrir la victoire pascale dans la vie
quotidienne de l'Eglise. La foi commune et le culte
des Apôtres et des Pères demeurent essentiellement
inchangés dans nos livres liturgiques et canoniques,
mais en pratique, dans l'esprit du clergé et des
fidèles, règne une grande confusion, due sans aucun
doute à un manque de compréhension spirituelle de la
nature même de l'œuvre du Christ dans l'Eglise.
C'est ainsi que de nombreuses gens qui prétendent
être orthodoxes et qui veulent sincèrement l'être,
conçoivent la vie de l'Eglise conformément à de
vagues sentiments personnels et non à l'esprit des
Apôtres et des Pères de l'Eglise. Ce qui manque,
c'est une acceptation vivante de ce que présuppose
la vie sacramentelle de l'Eglise.
Ce manque de
compréhension explique dans une grande mesure les
faiblesses de l'Eglise dans le monde occidental et
en particulier celle qui caractérise son attitude à
l'égard des différentes variantes de schisme et
d'hérésie. Ceux qui ne peuvent comprendre que "
l'Esprit lui-même rend témoignage à notre esprit que
nous sommes enfants de Dieu " (Rom 8,16) ne peuvent
prêcher la Vérité, mais doivent se poser la question:
ne sont-ils pas eux-mêmes en dehors de la Vérité et,
par conséquent, membres morts de l'Eglise ?
1.-PRÉSUPPOSITIONS DE LA VIE SACRAMENTELLE
A la différence
de la plupart des confessions occidentales qui
généralement acceptent la mort comme un phénomène
normal, ou bien encore la considèrent comme
conséquence d'une décision juridique de Dieu
destinée à punir le pécheur, la Tradition
patristique de l'Orient prend très au sérieux le
fait que la mort est liée intrinsèquement au péché
(1Cor 15,56) et qu'elle appartient à la puissance du
Diable (Heb 2,14). Les Pères de l'Orient rejetaient
l'idée que Dieu est l'auteur de la mort, que le
monde est " normal " dans sa situation actuelle et
que l'homme peut vivre une vie "normale " à la seule
condition de suivre les lois naturelles dont on
suppose qu'elles gouvernent l'univers.
La conception
orthodoxe de l'univers est incompatible avec un
système statique de lois morales naturelles. Le
monde est au contraire conçu comme un champ d'action
et de combat de personnes vivantes. Un Dieu vivant
et personnel est à l'origine de la création tout
entière. Son omniprésence n'exclut pas toutefois
d'autres volontés, créées elles-mêmes par Lui avec
le pouvoir même de rejeter la volonté de leur
Créateur. C'est ainsi que le Diable est non
seulement capable d'exister, mais aussi d'aspirer à
la destruction des oeuvres de Dieu. Il le fait en
essayant d'attirer la création vers le néant dont
elle est issue. La mort, qui est un " retour au
néant " (St Athanase - De incarnatio Verbi, 4-5),
constitue l'essence même du pouvoir diabolique sur
la création (Rom 8,19-22). La résurrection du Christ
dans la réalité même de sa chair et de ses os (Luc
24,39) non seulement constitue la preuve du
caractère " anormal " de la mort, mais la désigne
comme le véritable ennemi (1Cor 15,26). Mais si la
mort est un phénomène anormal, il ne peut y avoir
rien de tel qu'une " loi morale " inhérente à
l'univers. La Bible, au moins, ne la connaît pas
(Rom 8,19-22). Autrement, le Seigneur Jésus-Christ
s'est donné en vain " pour nos péchés, afin de nous
arracher au siècle présent qui est mauvais " (Gal
1,4).
La destinée de
l'homme fut parfaite à l'origine et doit aujourd'hui
devenir parfaite, comme Dieu est parfait (Eph. 5,1;
4,13). Cet accomplissement dans la perfection fut
rendu impossible par la venue de la mort dans le
monde (Rom 5,12), car " l'aiguillon de la mort c'est
le péché " (1Cor 15,56). Une fois soumis au pouvoir
de la mort, l'homme ne peut que s'intéresser avec
suffisance à sa chair (Rom 7,14-25). Son instinct
d'auto préservation sature sa vie quotidienne et
l'amène souvent à être injuste envers les autres
pour son profit personnel (1Thes 4,4). Un homme
soumis à la peur de la mort (Heb 2,15) ne peut vivre
une vie d'amour créateur et être imitateur de Dieu
(Eph 5,1).
La mort et
l'instinct d'auto préservation sont à la racine du
péché qui sépare l'homme de l'unité dans l'amour, la
vie et la vérité divines. D'après saint Cyrille
d'Alexandrie, la mort est l'ennemi qui empêche
l'homme d'aimer Dieu et son prochain sans anxiété,
ni souci de sa propre sécurité et de son propre
confort. Par peur de perdre lui-même toute valeur,
toute signification, l'homme cherche à démontrer à
lui-même et aux autres qu'il vaut vraiment quelque
chose. Il se trouve alors obligé de se présenter
extérieurement comme supérieur aux autres, à
certains points de vue au moins. Il aime ceux qui le
flattent et déteste ceux qui l'insultent. Une
insulte frappe profondément un homme qui a peur de
devenir insignifiant ! Ce que le monde considère
comme un "homme naturel" vit presque toujours une
vie de mensonges partiels et de déceptions. Il ne
peut aimer que ses amis qui lui procurent un
sentiment de sécurité, alors que son instinct d'auto
préservation morale et physique l'appelle à haïr ses
ennemis (Mat 5,46-48; Luc 6,32-36).
La mort est la
source de l'individualisme : c'est elle qui possède
le pouvoir d'asservir complètement le libre arbitre
de l'homme au "corps de la mort" (Rom 7,18). C'est
la mort qui, en réduisant l'humanité à
l'égocentrisme et l'égoïsme, aveugle l'homme devant
la vérité. Et la vérité est rejetée par beaucoup,
car elle est trop difficile à accepter. L'homme
préfère toujours accepter pour vérité ce qui
satisfait ses désirs personnels. L'humanité
recherche plutôt la sécurité et le bonheur que la
souffrance de l'amour qui se donne (Philip.
1,27-29). L'homme naturel recherche une religion
sentimentale de sécurité dans des préceptes moraux
et des règles simples qui engendrent des sentiments
de confort, mais ne requièrent aucun effort de
reniement de son moi dans "la mort avec le Christ
pour les rudiments du monde" (Col 2,20). Les apôtres
et les pères ne nous transmettent pas une foi faite
de "sentiments de piété ou de "réconfort". Ils
lancent, au contraire, à chaque page un cri de
victoire sur la mort et la corruption. " Ô mort, où
est ton aiguillon ? Ô tombeau, où est ta victoire
?... Grâces soient rendues à Dieu qui nous donne la
victoire par notre Seigneur Jésus-Christ " (1Cor 15,
55-57).
La victoire du
Christ sur le Diable a détruit le pouvoir de la mort
qui séparait l'homme de Dieu et du prochain (Eph
2,13-22). Cette victoire sur la mort et la
corruption a été accomplie dans la chair du Christ
(ibid. 2,15), aussi bien que parmi les justes qui
moururent avant (1Pier 3,19). " Le Christ est
ressuscité des morts, par la mort il a vaincu la
mort, à ceux qui sont dans les tombeaux il a donné
la vie " (Hymne de Pâques). Le Royaume de Dieu est
déjà établi, aussi bien au delà de la tombe que de
ce côté-ci (Eph 2,19). Les portes de l'Enfer ne
peuvent prévaloir sur le Corps du Christ (Mat
16,18). Le pouvoir de la mort ne peut envahir le
Royaume de la vie. Chaque jour le Diable et son
Royaume approchent un peu plus de leur défaite
finale (1Cor 15,26) qui est assuré dans le Corps du
Christ.
2.- PARTICIPATION SACRAMENTELLE A LA VICTOIRE DE LA
CROIX
La participation
à la victoire de la Croix n'est pas seulement un
espoir pour l'avenir, mais une réalité présente (
Eph 2,13-22). Elle est accordée à ceux qui sont
baptisés ( Rom 6,3-4) et greffés au Corps du Christ
(Jn 15,1-8). Il n'y a pourtant aucune garantie
magique du salut et de la participation continue à
la vie du Christ (Rom 9,19-2).
Le Christ est
venu pour détruire la puissance de la désunion, en
unissant ceux qui croient en lui, à l'intérieur de
son propre Corps. Le signe extérieur de l'Eglise est
l'unité dans l'amour (Jn 17,21), alors que le centre
et la source de cette unité est l'Eucharistie: "
puisqu'il y a un seul Pain, nous qui sommes
plusieurs, formons un seul corps, parce que nous
participons tous à un seul Pain " ( 1 Cor 6,19-20 ).
Le baptême et la confirmation nous greffent au Corps
du Christ, alors que l'Eucharistie nous maintient
vivants en Christ et unis les uns aux autres par
l'inhabitation de l'Esprit Saint dans nos corps (1
Cor 6,19-20).
La foi est
insuffisante pour le salut. Les catéchumènes qui
étaient déjà des " croyants ", devaient veiller,
avant de recevoir le baptême, à rejeter tout ce que
le monde considère comme la " vie normale ", en
mourant au corps du péché et de la mort, pour
ressusciter à l'unité de l'Esprit, c'est-à-dire être
unis avec d'autres membres d'une communauté locale
dans le Christ et la vie commune dans l'amour.
L'Orthodoxie ne connaît rien de tel qu'un amour
sentimental pour l'humanité. C'est avec des hommes
concrets que nous devons être unis pour vivre en
Christ. La seule voie qui conduit à l'amour du
Christ est d'aimer la réalité que représentent les
autres chrétiens. " Je vous le dis en vérité, toutes
les fois que vous avez fait ces choses à l'un de ces
plus petits de mes frères, c'est à moi que vous les
avez faites " ( Mt 15,20).
L'amour dans le
Corps du Christ ne consiste pas en vagues
abstractions sur la nécessité de servir des
idéologies ou des causes humaines. L'amour, selon
l'image du Christ, consiste à être crucifié pour le
monde et, se libérant de toutes les idées vagues, à
vivre toutes les complexités de la vie communautaire,
cherchant à aimer le Christ dans le corps même des
frères qui possèdent une existence bien réelle. Il
est facile de parler d'amour et de bonté, mais il
est bien difficile d'entrer en relations intimes et
sincères avec des gens d'origines diverses. C'est
cela pourtant que la mort et la Résurrection en
Christ ont établi : une communauté de saints qui ne
pensent pas à eux-mêmes, ni à leur opinions propres,
mais expriment continuellement leur amour pour le
Christ et les autres hommes, en cherchant à
s'humilier, comme le Christ s'est humilié. Ce qui
n'était pas possible sous la loi de la mort, l'est
devenu par l'unité dans l'Esprit de Vie.
3.-COMMENT NOUS RÉALISONS AUJOURD'HUI LA VICTOIRE
SUR LA CROIX
Durant toute son
histoire, l'Eglise a dû combattre le péché et la
corruption au sein de ses propres membres, et
souvent au sein de son clergé. Cependant, à toutes
les époques, elle sut appliquer les moyens
appropriés, car elle était capable de reconnaître
l'ennemi. L'Eglise est dans la vérité non parce que
tous ses membres sont sans péché, mais parce que la
vie sacramentelle est toujours présente en elle et
contre cette dernière le Diable est sans défense. "
Lorsque vous vous assemblez souvent en un seul lieu
(epi to auto), le pouvoir de Satan est détruit " (
St IGNACE d'Antioche, Epître aux Ephésiens,13 ).
Chaque fois que
les membres d'une Communauté se réunissent pour
célébrer l'Eucharistie et sont en état d'échanger
sincèrement le baiser de paix pour communier
ensemble au Corps et au Sang du Christ, le Diable
est défait. Cependant, lorsqu'un membre du Corps du
Christ communie indignement, il mange et il boit sa
damnation ( 1 Cor 11,29 ). Lorsqu'un chrétien ne
communie pas du tout au Corps et au Sang du Christ à
chaque Eucharistie, il est spirituellement mort ( Jn
6,53 ). L'Eglise a catégoriquement refusé
d'entériner la pratique suivant laquelle un grand
nombre de chrétiens assiste à l'Eucharistie, alors
qu'un petit nombre seulement communie. Assistance,
participation à la prière et communion sont
inséparables ( 7eme Canon apostolique ; St Jean
Chrysostome, 3ème homélie sur Eph. ). " Que personne
ne soit trompé: si quelqu'un ri est pas à
l'intérieur du sanctuaire, il est privé du Pain de
Dieu... Celui qui ne s'assemble pas avec l'Eglise a
prouvé par là même son orgueil et s'est lui-même
condamné " ( St Ignace d'Antioche, Eph. 5 ).
La tradition
biblique et patristique est unanime sur un point: ne
peut être membre vivant du Corps du Christ que celui
qui est mort au pouvoir de la mort et qui vit dans
le renouvellement de l'Esprit de vie. Pour cette
raison même, ceux qui ont renié le Christ durant les
persécutions après des heures de torture, étaient
considérés comme excommuniés. Une fois qu'un
chrétien mourait avec le Christ dans le baptême, on
attendait de lui qu'il soit prêt à mourir à
n'importe quel moment au nom du Christ. " Celui qui
me reniera devant les hommes, je le renierai aussi
devant mon Père qui est aux cieux " (Mat 10,33 ). Le
10ème Canon du Premier Concile Oecuménique ne se
borne pas à interdire l'ordination de celui qui a
renié le Christ durant les persécutions, mais
prononce l'invalidation automatique de toute
ordination de ce genre, même si elle a eu lieu dans
l'ignorance de l'ordinant. Celui qui aurait accompli
une telle ordination était lui-même privé de
sacerdoce. Combien plus sérieuse est l'offense
contre les vœux du baptême de ceux qui sont
paresseux pour aller à l'Eglise.
L'approbation que
notre clergé d'aujourd'hui accorde à notre pratique
sacramentelle est plus inadmissible encore ! Si le
chrétien était excommunié pour avoir renié le Christ
après des heures de torture physique, ceux qui
semaine après semaine s'excommunient eux-mêmes sont
d'autant plus condamnables.
La qualité et les
méthodes du Diable n'ont pas changé. Lui-même est
resté semblable à lui-même, comme Paul l'a décrit,
capable de " se transformer en ange de lumière " ( 2
Cor 11,15 ). Le pouvoir de la mort dans le monde est
resté le même. Les moyens de salut, par la mort du
baptême et la vie de l'Eucharistie sont ainsi restés
les mêmes ( au moins dans les livres liturgiques de
l'Eglise ). Les canons de l'Eglise n'ont pas été
modifiés. Nous lisons toujours les mêmes Ecritures
approuvées par les Pères. Comment peut-on alors
expliquer nos faiblesses modernes ? Elles n'ont
jamais été aussi évidentes.
Il ne peut y
avoir qu'une réponse à cette question. Les membres
de l'Eglise ne combattent plus le mal dans l'esprit
de la Bible. Trop de chrétiens emploient l'Eglise
dans leurs propres intérêts et interprètent la
doctrine du Christ suivant leurs propres sentiments.
La tâche essentielle de la jeunesse orthodoxe doit
consister aujourd'hui à revenir à la vérité des
Apôtres et des Pères, à ne plus marcher suivant les
lois du prince des ténèbres et les rudiments de ce
monde. Car c'est pour cela que le Christ est mort.
Renier cela, c'est renier sa Croix et le sang des
martyrs. Avant de critiquer la " rigidité " de la
doctrine patristique, l'orthodoxe moderne doit
revenir aux présuppositions de la vie en Christ dans
l'Ecriture et prendre garde à ne pas pervertir la
doctrine du Christ.